1.
La chute

 

Novembre 1999

 

Si le Grand Conseil m’a déclaré non coupable de la mort de Linden, les Sept Anciens n’étaient pas unanimes. Le représentant des Vikroth et celui des Wyndenkell, le clan de ma propre mère, ont voté contre moi.

J’espérais presque être condamné pour ne plus rien avoir à attendre de la vie. D’une certaine façon, je suis bel et bien coupable, non ? C’est moi qui ai convaincu Linden que l’on devait se venger. Moi qui ai eu l’idée de convoquer le côté obscur. Même si je ne l’ai pas tué de mes mains, je suis responsable de sa mort.

Ils m’ont peut-être innocenté, mais je sais que je passerai le restant de ma vie à expier ma faute.

 

Gìomanach

 

* * *

 

Des rafales de flocons fondus me fouettaient le visage tandis que j’avançais péniblement dans la neige en soutenant Cal. Mes pieds étaient si gelés que je ne les sentais plus. Soudain, Cal a trébuché et j’ai dû m’arc-bouter pour le retenir. Quand je l’ai regardé sous le clair de lune, j’ai été frappée par son visage livide et tuméfié. Puis je me suis remise en route avec l’impression que le moindre pas nous prenait une heure.

Hunter. Je le revoyais tomber dans le ravin en agitant désespérément les bras. Cette image, désormais gravée dans ma mémoire, m’a donné un haut-le-cœur. Si Cal faisait peine à voir, Hunter, lui, était probablement mort. Mort ! Et c’était nous, Cal et moi, qui l’avions tué !

— Est-ce qu’on va dans la bonne direction ? lui ai-je demandé.

La bise a emporté mes mots au loin.

Cal a cligné des yeux. Une de ses paupières, déjà gonflée, virait au violet. Sa lèvre inférieure était fendue et du sang coulait de sa bouche, d’habitude si belle.

— Ça ne fait rien, ai-je ajouté en comprenant qu’il n’était pas en état de répondre. Je crois qu’on est sur la bonne voie.

Le temps d’atteindre la maison, nous étions trempés jusqu’aux os et frigorifiés. J’ai scruté l’allée en espérant y apercevoir la voiture de Selene, mais la mère de Cal n’était pas encore rentrée. Flûte ! J’avais besoin d’aide et je comptais sur elle.

— … fatigué, a murmuré Cal pendant que nous montions tant bien que mal les marches du perron.

J’ai réussi à le traîner jusqu’à la porte d’entrée. Une fois à l’intérieur, je n’ai même pas essayé de l’accompagner jusqu’à sa chambre, au dernier étage. Je n’en avais pas la force.

— Par là, a-t-il gémi en faisant un geste de sa main enflée, celle qui avait frappé Hunter.

Malgré mon épuisement, je suis tout de même parvenue à le soutenir jusqu’au salon : il s’est effondré sur le canapé bleu et s’est blotti en chien de fusil dans les coussins. Il était en état de choc et tremblait comme une feuille.

— Cal, il faut qu’on appelle les secours. Pour Hunter. Il est peut-être encore temps de le sauver.

Ses traits se sont plissés en une parodie grotesque de sourire. Du sang suintait de sa lèvre fendue et sa joue se couvrait peu à peu de bleus.

— C’est trop tard, m’a-t-il répondu d’une voix éraillée. J’en suis sûr.

Il avait tellement froid qu’il claquait des dents. Il m’a montré la cheminée du doigt en chuchotant :

— Du feu…

C’était trop tard ? Vraiment ? Je sentais ma gorge se serrer. Bon, me suis-je dit. Essaie de te calmer. Réfléchis à la situation. Élabore un plan. Je me suis mise à genoux pour empiler de vieux journaux et du petit bois dans l’âtre, puis j’ai posé trois grosses bûches par-dessus.

Comme il n’y avait pas d’allumettes en vue, j’ai fermé les yeux afin d’invoquer le feu par la seule force de mon esprit. Mais mes pouvoirs magyques semblaient avoir disparu. Le simple fait de vouloir les utiliser me donnait la migraine. J’avais beau avoir vécu dix-sept ans sans magye, j’étais terrifiée à l’idée d’en être privée. J’ai rouvert les yeux pour inspecter la pièce : un briquet traînait sur le manteau de la cheminée.

J’ai aussitôt allumé les journaux et le petit bois. Je me suis penchée vers les flammes, attirée par leur chaleur apaisante, et j’ai jeté un œil vers Cal. Il avait l’air au plus mal.

— Cal ? l’ai-je appelé avant de l’aider à s’asseoir.

Je lui ai ôté sa veste en cuir, en prenant soin de ne pas toucher ses poignets meurtris, couverts de cloques. La peau avait brûlé au contact de l’étrange chaînette magyque avec laquelle Hunter l’avait attaché. Je lui ai enlevé ses bottes humides, puis je l’ai enveloppé dans le plaid en patchwork pourpre qui drapait artistiquement une extrémité du canapé. Il m’a pris la main et m’a souri.

— Je reviens tout de suite, ai-je annoncé en filant vers la cuisine.

Je me sentais terriblement seule dans cette grande maison vide. Après avoir mis de l’eau à chauffer, je suis montée à l’étage pour farfouiller dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains. J’ai trouvé les bandages que je cherchais, puis, une fois redescendue dans la cuisine, j’ai versé l’eau bouillante dans une théière où j’ai fait infuser des feuilles d’hydrastis et du gingembre râpé. Dans les volutes de vapeur qui s’échappaient du breuvage, j’ai cru discerner un visage très blanc et des yeux verts qui me regardaient d’un air accusateur. Hunter, oh ! Hunter…

Il avait essayé de tuer Cal. Il aurait très bien pu tenter de me tuer, moi aussi. Mais nous deux, nous étions vivants, alors que lui était tombé dans l’Hudson, où flottaient d’énormes blocs de glace. Il avait été emporté par le courant du fleuve, et c’était son corps à lui qu’on retrouverait le lendemain. Ou pas. J’ai pincé les lèvres pour m’empêcher de pleurer et j’ai rejoint Cal.

Gorgée par gorgée, je lui ai fait boire une grande tasse de tisane, ce qui lui a redonné des couleurs. Doucement, j’ai tamponné ses brûlures avec une compresse humide, puis je les ai bandées. Il n’a pas bronché, pourtant je savais qu’il devait souffrir atrocement.

Après quoi, il s’est rallongé sur le canapé où il a plongé dans un sommeil agité. Devais-je lui donner de l’aspirine ? Ou devais-je chercher des remèdes plus magyques ? Depuis que je connaissais Cal, il avait toujours été le plus fort de nous deux. C’est moi qui me reposais sur lui. Et aujourd’hui, alors qu’il avait besoin de moi, je n’étais pas sûre de pouvoir assumer ce rôle.

La pendule au-dessus de la cheminée a sonné trois fois. Trois heures du matin ! Je me suis levée d’un bond. Dire que je devais être rentrée à une heure au plus tard… Mais comment retourner chez moi sans voiture ? Cal était venu me chercher et je ne pouvais évidemment pas lui demander de me ramener. Je n’allais pas non plus attendre Selene indéfiniment.

Il ne me restait plus qu’à emprunter la voiture de Cal.

Cinq minutes plus tard, je suis sortie de la maison en essayant de ne pas faire de bruit. Cal dormait toujours. J’avais pris ses clefs dans la poche de sa veste et je lui avais laissé un mot. Une fois dans l’allée, je me suis figée devant la voiture grise de Hunter : sa simple présence ressemblait à une accusation.

Je ne pouvais rien faire, je n’étais pas capable de la pousser toute seule pour la cacher quelque part et, de toute façon, cette solution me déplaisait. J’aurais trop eu l’impression d’être une criminelle cherchant à effacer les preuves.

J’avais la tête qui tournait. Que faire ? J’étais tellement épuisée que j’en aurais pleuré. Je devais me rendre à l’évidence, j’étais impuissante. Il faudrait que Cal ou Selene s’en occupe. Toute tremblante, je suis montée dans l’Explorer de Cal, j’ai allumé les phares et je suis partie.

Cal m’avait lancé des sorts, ce soir, des sorts d’entrave pour m’immobiliser. Pourquoi ? Pour que je n’intervienne pas ? Pour éviter que je ne sois blessée ? Ou parce qu’il ne me faisait pas confiance ? En tout cas, s’il ne me faisait pas confiance avant, maintenant, il était fixé. J’ai serré les dents pour réprimer un ricanement presque hystérique. Peu de filles seraient capables de tuer pour sauver leur copain !

J’ai frissonné, les mains crispées sur le volant. Hunter était-il vraiment mort ? N’avait-il aucune chance de s’en sortir ? Peut-être que la blessure que je lui avais infligée à la gorge avec mon athamé n’était pas si profonde que cela. Peut-être qu’après être tombé dans le ravin, il avait atterri sur une saillie. Peut-être qu’un garde-chasse l’avait déjà retrouvé…

Peut-être.

En arrivant devant chez moi, j’ai coupé le moteur et récupéré sur la banquette arrière les cadeaux que Cal m’avait offerts pour mon anniversaire. Il en manquait un : le bel athamé. Disparu dans le fleuve avec Hunter. Je me suis dépêchée de rentrer et j’ai déployé mes sens. Là encore, mes pouvoirs m’ont semblé bien faibles. Au lieu de la vague tumultueuse à laquelle j’étais habituée, ma magye m’a fait l’effet d’une allumette brandie en pleine tempête. Je n’ai rien pu détecter.

À mon grand soulagement, j’ai regagné ma chambre sans que mes parents ou ma sœur me tombent dessus. Après les événements cauchemardesques de cette nuit, cette pièce me semblait étrangère, comme si elle appartenait à une petite fille qui n’existait plus. De toute façon, le papier peint rayé blanc et rose, la frise fleurie et les rideaux à volants n’avaient jamais été de mon goût. Six ans auparavant, pour me faire une surprise, ma mère avait refait la décoration pendant que j’étais en colo.

J’ai retiré mes vêtements humides et froids pour enfiler un jogging. Ensuite, je suis redescendue afin d’appeler les secours.

— Quel est le motif de votre appel ? s’est enquise une voix sèche.

— J’ai vu quelqu’un tomber dans le fleuve, ai-je expliqué rapidement, en parlant à travers un mouchoir comme j’avais vu faire dans les films. À environ trois kilomètres du pont Nord. Cette personne est sûrement en danger.

J’ai raccroché tout de suite, espérant que la communication n’avait pas duré assez longtemps pour que l’appel ait pu être localisé. Dans le cas contraire, si on me retrouvait, j’avouerais tout. Je ne pourrais jamais vivre avec un tel fardeau sur la conscience.

Tous les événements de la soirée me sont revenus d’un coup : mon anniversaire romantique avec Cal ; ma presque première fois ; tous mes cadeaux ; la magye que nous avions partagée ; l’athamé de ma vraie mère, que j’avais montré à Cal et que je serrais maintenant dans mes mains pour me rassurer ; puis le combat contre Hunter, le choc de le voir tomber. Et maintenant, selon Cal, on n’y pouvait plus rien. Pourtant, je devais encore essayer quelque chose.

J’ai enfilé mon manteau trempé avant de sortir dans le jardin et de faire le tour de la maison. L’athamé de Maeve dans la main, je me suis approchée du rebord d’une fenêtre. Là, grâce au pouvoir de la dague, un sceau est apparu, luisant faiblement dans la nuit. Pour une raison qui m’échappait, Sky et Hunter en avaient disposé partout sur ma maison.

J’ai fermé les yeux et je me suis concentrée de toutes mes forces en priant pour que ma tentative aboutisse. Sous l’effort, j’ai cru m’évanouir. Sky, ai-je pensé. Sky.

Je la détestais. Elle ne m’inspirait que dégoût et méfiance, tout comme Hunter d’ailleurs – même si, bizarrement, ce dernier me révulsait plus encore. Mais elle était de son côté et devait être mise au courant. J’ai envoyé mes pensées vers les nuages sombres chargés de neige : Sky, Hunter est tombé dans le fleuve près de chez Cal. Il a besoin de ton aide.

Qu’espérais-je ? Je n’étais même plus capable d’allumer un feu avec mes pouvoirs et je n’avais pas pu sentir la présence de ma famille. Ma magye m’avait quittée. J’ai persisté malgré tout. Les yeux fermés, j’ai répété mon message avec l’impression que mes doigts crispés sur le manche de la dague se changeaient en griffes de glace.

Soudain, je me suis mise à pleurer, et le contraste entre la chaleur de mes larmes et mes joues gelées m’a rappelé à quel point il faisait froid. D’un pas incertain, j’ai regagné la maison et j’ai monté les marches une par une, en silence. J’ai été presque surprise de parvenir à ma chambre. Une fois l’athamé de ma mère caché sous mon matelas, je me suis effondrée sur mon lit. Dagda, mon petit chat, est venu se rouler en boule dans mon cou. J’ai posé une main sur lui et, blottie sous ma couette, j’ai tenté de m’endormir malgré mes sanglots et mes grelottements. Lorsque les premiers rayons du soleil ont pénétré à travers mes rideaux à volants de petite fille, je ne dormais toujours pas.

Le danger
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